La mission et la population soudanaise

L’appropriation de leur passé par les soudanais

« L’appropriation de leur passé par les Soudanais s’est tout d’abord manifestée dans le rapport permanent que nous avons, dans le cadre de missions suisses et franco-soudanaises avec les inspecteurs du service des Antiquités soudanais et le conservateur du musée de Kerma. Notre rôle et notre responsabilité sont d’essayer d’expliquer à ces spécialistes et responsables l’intérêt de leur patrimoine et la manière de le mettre en valeur, en fait de comprendre les hommes qui les ont précédés. C’est une tâche parfois ardue, car nous avons nous-mêmes notre propre conception de ce métier et de la documentation. Les Soudanais ont une autre culture, qui rend difficiles les comparaisons et nos collaborations. Mais la profonde amitié qui s’est tissée a très vite amélioré nos relations. Du point de vue de la formation, nous avons fait le maximum pour que le directeur des Antiquités passe sa thèse à Lille. J’étais membre du comité du jury de cette thèse. L’une des personnes les plus savantes actuellement sur l’archéologie soudanaise est Salah edin Mohamed Ahmed, ce même directeur des Antiquités, aujourd’hui impliqué dans le projet du Qatar, pays qui a donné une somme considérable pour mettre en valeur, protéger et étudier le patrimoine soudanais. Il s’agit là de la poursuite de notre action de terrain. Des inspecteurs des Antiquités soudanaises sont actuellement en France, en Italie, aux États-Unis et en Angleterre. C’est un premier contact entre les pays occidentaux et le Soudan. »

Charles Bonnet et le président du Soudan Omar el-Bechir
Charles Bonnet, Commandeur de l’Ordre des Deux Nils. Soudan. 1996

 

Le musée de Kerma et l’identité du Soudan

« La création du musée de Kerma a été l’occasion de montrer l’intérêt de nos travaux à un large public soudanais et africain, qui au début était un peu méfiant, puis s’est rendu compte qu’il s’agissait de ses racines. Peu à peu, le musée est devenu un endroit de rencontre, où hommes, femmes et enfants se retrouvent très régulièrement pour découvrir leur patrimoine. Le site archéologique et le musée de Kerma réunissent près de 25 000 à 30 000 personnes chaque année. Cela m’amuse, car sous la cathédrale de Genève où nous sommes intervenus de la même manière, avec un site archéologique important au niveau européen, on a entre 15 000 et 20 000 visiteurs. Sur place, on sent que nous avons réussi dans notre entreprise. Autre élément de valorisation du patrimoine, les liens avec les grandes écoles et universités de Karthoum, dont les étudiants viennent nous rendre visite sur les sites. Je suis à leur disposition pour leur expliquer notre travail, la manière de le faire, nos découvertes, qui concernent directement leur passé. Quand je termine la saison à Kerma, je vais à Khartoum où j’ai la chance d’être invité par différentes institutions, à l’initiative des anciens de la Nubie, en présence de très nombreux responsables politiques, scientifiques originaires de Nubie. Il est venu 1 600 personnes à l’une de mes conférences, dont quatre ministres, une vingtaine d’ambassadeurs, une quarantaine de professeurs d’université ! C’était indirectement, dans la capitale de ce pays, une reconnaissance du travail effectué par notre équipe, mais aussi la manifestation d’un intérêt fondamental pour la connaissance de l’identité du Soudan. À cette occasion et à une occasion précédente, j’ai été reçu par les membres d’une très grande famille de Nubie, les rois, les Mélik, une famille de 2 000 personnes au moins, réparties dans le monde entier. Lors d’une très grande fête, ils m’ont nommé membre effectif de cette famille. Et c’est peut-être ma plus grande fierté. Je dirais que cette réussite auprès des populations du Soudan me touche, car elle est utile pour l’avenir du pays. Je pense qu’il appartient aux générations futures du Soudan de comprendre leurs origines africaines, ces États complexes, ces royaumes et leurs traditions, leur type architectural, leur manière de vivre… Actuellement, le résultat de notre travail constitue une sorte de palier entre l’Égypte et l’Afrique centrale. Je crois que nous avons fait ou nous faisons la preuve que cela vaut la peine de se préoccuper du passé de l’Afrique centrale, car je suis certain qu’à l’époque où en Europe l’homme vivait dans des grottes de manière extrêmement rudimentaire, en Afrique prenait place une préhistoire et une histoire de première importance. Simplement, on ne la connaît pas. Mais le risque dans le monde moderne où tout avance très vite, où le dynamisme est prêché comme une religion, est de voir disparaître les vestiges de cette civilisation africaine avant de les reconnaître. Car l’archéologie demande d’être patient et les études prendront du temps. C’est cela le problème de la prochaine génération : trouver les moyens politico-militaires pour pacifier ces régions et essayer de retrouver son patrimoine et son histoire. »

Charles Bonnet